Algérie ( part 1)
Données historiques
et conséquences linguistiques
1 L'Antiquité
Dès la plus haute Antiquité (IIe millénaire), l'Algérie fut le berceau d’une civilisation berbère, mais l’histoire du pays ne commença officiellement qu’avec l’arrivée des Phéniciens qui fondèrent des comptoirs commerciaux. Les Carthaginois suivirent et reprirent ces mêmes comptoirs tout en développant diverses activités côtières, laissant l’intérieur des terres aux Berbères. Le punique, une langue sémitique voisine de l'hébreu, était la langue des rois numides, donc la langue officielle de Carthage. Comme le punique se conserva longtemps en Algérie, les traces de cette langue demeurent encore visibles dans le berbère moderne, surtout dans le domaine de l'arboriculture.
Au premier siècle avant notre ère, les Romains occupèrent l’Afrique du Nord (dont le territoire de l'Algérie actuelle) et transmirent leur civilisation aux populations locales. Cependant, ils ne purent jamais latiniser les populations berbères, les Mauri (ou Maures), réfugiées dans les montagnes. Profondément attachés à leur langue et à leurs traditions, les Maures demeurèrent d'éternels rebelles. Plus, tard, lors de l’avènement de la chrétienté, les Berbères résistèrent même à la christianisation pourtant généralisée dans toute l'Afrique du Nord. Ainsi, les Berbères réussirent à résister aussi bien à la romanisation qu’à la christianisation.
La chute du Maghreb romain coïncida avec son occupation en 455 par les Vandales qui utilisaient leur langue germanique et l'écriture gothique ainsi que le latin dans les domaines de la législation et la diplomatie. Les Vandales ne se mêlèrent jamais aux populations locales et n'eurent aucune influence dans la langue des Berbères des montagnes. Il faut souligner que leur présence n'a pas semblé suffisamment longue (455-533) pour qu'un métissage se produise à grande échelle. En 533, éliminés par les Byzantins, les Vandales disparurent en ne laissant pratiquement aucune trace de leur passage. Mais les survivants trouvèrent refuge chez les populations berbères de Kabylie, et ils se sont à ce moment-là assimilés aux populations locales. D'ailleurs, la composante morphologique des populations de cette région semble en être la preuve, puisque les Kabyles se distinguent du reste des Algériens par une plus grande proportion de traits bonds et roux. Quant aux Byzantins, ils n'eurent guère le temps de s'organiser, car ils durent faire face aux Arabes qui déferlèrent sur la région.
2 La conquête musulmane et l'occupation turque
Quittant l’Égypte en 647, les armées arabo-musulmanes avancèrent vers l’Ouest et conquirent tout le Maghreb en 711, y compris l’Algérie associée à ce moment-là à la Berbérie. Dans l'ensemble, les Berbères adoptèrent très vite l'islam, mais conservèrent leurs langues, du moins ceux habitant la campagne ou les montagnes. Pendant longtemps, le latin, l'arabe, les langues berbères et le punique ont co-existé. Des inscriptions attestant l'usage du latin écrit ont été retrouvées jusqu'au XIe et XIIe siècles.
L'implantation de la langue arabe et de l'islam s'est effectuée par les mosquées. Puis les Berbères des villes adoptèrent progressivement l'arabe, considérant cette langue comme «un idiome divin». Quant aux Berbères des montagnes, ils ne subirent que très faiblement l'influence linguistique étrangère et continuèrent à parler leurs langues ancestrales. Ce n'est qu'après le XIe siècle que le berbère amorcera son déclin. C'est depuis cette époque qu'existe l'antagonisme entre Berbères et Arabes (ce qui inclut les Berbères arabisés).
Au XVIe siècle, l'Algérie devint une province de l'Empire ottoman et fut gouvernée par un dey, ses bey et ses janissaires. Au cours de l'occupation turque, l'Algérie bénéficia d’une grande autonomie, sous l’autorité d’un pouvoir militaire exercé par le dey et contrôlé par la milice des janissaires turcs. Toutefois, à la différence du Maroc et de la Tunisie dont l'existence en tant qu'État remonte à plus d'un millénaire, l'Algérie était, avant 1830, une région où de puissants seigneurs de la guerre (généralement des émirs) régnaient en maîtres sur le territoire. En fait, toute cette région, qu'on appelle aujourd'hui le Maghreb, fut longtemps dominée par plusieurs dynasties locales (soit marocaines, tunisiennes ou algériennes), l'une chassant l'autre, qu'elles soient rostemide (algérienne), fatimide (algéro-tunisienne, puis égyptienne), ziride (algérienne), hafside (tunisienne), lmoravide (marocaine), etc. Toutes ces dynasties ont régné tour à tour sur la région avec des destins différents.
Comme les Vandales avant eux, les Turcs refusèrent de s'assimiler aux populations arabo-berbères. Durant trois siècles, ils ne sympathisèrent jamais avec ces peuples parlant l'arabe. Ils demeurèrent une communauté distincte vivant comme des étrangers en Afrique du Nord (jusqu'en 1830). C'est que la présence turque en Algérie ne fut pas le fait d'une présence de type coloniale, donc sans apport massif de populations étrangères. Les seuls Turc présent en Algérie étaient ceux qui faisaient partie de la caste dirigeante ainsi que les militaires. Néanmoins, un certain nombre de Turcs, surtout des janissaires, finirent par épouser des femmes indigènes — de ces unions sont nés les Kouloughlis, mot provenant du turc, qul oghlu, signifiant «fils d'esclave». Encore aujourd'hui, de nombreux Algériens ont des origines turques et ont conservé leurs patronymes d'origine turque. Bref, si les Turcs ne favorisèrent pas la diffusion de leur langue (le turc), ils ont permis aux régions de l'intérieur de s'islamiser et de s'arabiser encore davantage. Mais l'arabe qui s'implanta définitivement en Algérie ne fut pas l'arabe du Coran. Ce fut plutôt un arabe régionalisé (l'arabe algérien) influencé par le berbère, le latin et le turc. Pendant ce temps, la langue officielle du pays était le turc osmanli. Comme la population ignorait cette langue, les fonctionnaires turcs durent avoir recours à des interprètes pour communiquer en berbère et en arabe algérien avec la majorité de la population.
Parallèlement, une langue commerciale (véhiculaire) se développa entre les Turcs, les «Algériens» et les Européens, à base de vocabulaire espagnol et d'éléments turcs et des formes syntaxiques inspirées de l'arabe. C'est surtout par cette langue que l'arabe algérien (derdja) a acquis ses mots grecs et latins, notamment dans les domaine de la navigation, de l'artillerie navale et de la pêche. Cette langue véhiculaire a continué d'exister après la conquête française de 1830. Cette diversité linguistique a contribué à faire de l'arabe algérien une variété différente de l'arabe du Proche-Orient. Alors que l'arabe algérien a puisé dans les langues berbère, latine, grecque, turque et espagnole, l'arabe proche-oriental a bénéficié de caractéristiques arméniennes. Par la suite, l'éloignement géographique, le temps et le contexte socioculturel ont accentué la diversification de l'arabe algérien.
3 La colonisation française
La colonisation française commença à l'époque de Charles X (1757-1836), petit-fils de Louis XV et frère cadet de Louis XVI et de Louis XVIII. Devenu roi de France à la mort de Louis XVIII en 1824, Charles X développa aussitôt une politique autoritaire, cléricale et conservatrice, ce qui ébranla la stabilité de son règne.
La conquête de l’Algérie s'inscrivait dans une tentative de restaurer l'autorité royale remise en question dès 1827. Sous prétexte de se débarrasser des corsaires turcs dans la Méditerranée, Charles X prépara, à la mi-décembre de 1829, une expédition d'envergure afin de conquérir l'Algérie qui était sous la suzeraineté du sultan turc d'Istanbul depuis trois siècles, sous le nom de «Régence d'Alger».
La France mit à contribution toute sa marine, avec l'accord des puissances européennes qui renouaient ainsi avec les grandes croisades chrétiennes contre les musulmans «infidèles». Charles X choisit le comte Louis de Bourmont, ministre de la Guerre dans le gouvernement Polignac, qu'il nomma par ordonnance du 11 avril 1830 «commandant en chef de l'expédition en Afrique». Juste avant l'embarquement (le 10 mai), le général de Bourmont déclara solennellement à ses troupes:
La cause de la France est celle de l'humanité. Montrez-vous dignes de votre belle mission. Qu'aucun excès ne ternisse l'éclat de vos exploits; terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire... Rendant la guerre moins longue et moins sanglante, vous remplirez les vœux d'un souverain aussi avare du sang de ses sujets que jaloux de l'honneur de la France.
Ce sont souvent par de beaux discours du genre que sont justifiées les conquêtes militaires. En mai 1830, les troupes françaises, formées de quelque 37 000 soldats et 27 000 marins, répartis dans 675 bâtiments, débarquèrent le 14 juin dans la presqu'île algérienne de Sidi-Ferruch à 25 km d'Alger. De là, le général de Bourmont marcha sur la capitale qu'il fit bombarder jusqu'à ce que le dey capitulât le 5 juillet. L'expédition coûta 48 millions de francs à la France, en plus de près de 500 morts et de quelque 2000 blessés. Puis les militaires français se livrèrent au pillage d'Alger, oubliant sans doute leurs vœux et l'honneur de la France. L'occupation de la ville fut accueillie en France avec une certaine indifférence. Le roi Charles X fut renversé quelques semaines plus tard.
3.1 Les forces d'occupation
Le roi Louis-Philippe 1er, qui succéda à Charles X, conserva quelques troupes à Alger et sur le littoral (Oran, Mostaganem et Bône) afin de pas donner l'impression de céder à la Grande-Bretagne qui exigeait le retrait de la France. Très rapidement, le nouveau régime suscita une certaine résistance de la part des populations arabes et berbères habituées à une autorité turque très indirecte. C'est alors que Louis-Philippe décida de s'allier les chefs traditionnels musulmans qui détenaient l'intérieur du pays. Toutefois, la conquête de l’Algérie fut longue, contrairement au Maroc et à la Tunisie où quelques accords suffirent pour imposer un «protectorat».
En Algérie, la conquête se fit par la force, village après village. La résistance du célèbre émir Abd el-Kader perdura durant dix-huit années. L'armée française réussit à occuper tout le pays seulement en 1847, lorsque Abd el-Kader déposa les armes et se rendit aux forces d’occupation (pour aller se réfugier ensuite au Maroc). Certaines villes furent dévastées par les troupes d'occupation françaises: Alger, Constantine, Médéa, Miliana, Tlemcen, etc. Les archives et les œuvres d'art en bois servirent souvent de combustion pour les feux de camp des militaires. Les méthodes utilisées par l’armée française furent généralement brutales, comme en fait foi ce témoignage du lieutenant-colonel L.-F. de Montagnac, officier durant la conquête d’Algérie (Lettres d’un soldat, 15 mars 1843):
Toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe: l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied [...]. Voilà comment il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu'à l'âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens.
Les Français se livrèrent à la guerre bactériologique en empoisonnant les puits, sans parler de la destruction systématique des cultures. Le général Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849), par exemple, organisa de façon systématique le massacre de populations civiles en enfermant les gens dans des grottes afin de les gazer en les enfumant. Il se vantait même de vouloir exterminer les Arabes: «C’est la guerre continue jusqu’à extermination… Il faut fumer l’Arabe!» En réalité, seules quatre à cinq «enfumades» auraient été recensées; elles auraient été étalées sur une période totale de cinq ans. Néanmoins, des tribus entières furent rayées de la carte. Alors que la population algérienne était estimée à quelque trois millions en 1830, elle n'en comptait plus que deux millions en 1845. Aujourd'hui, on parlerait certainement d'une forme de génocide. En 1843, le général Bugeaud reçut la grande croix de la Légion d'honneur, puis fut fait maréchal de France en récompense de ses loyaux services.
3.2 L'arrivée des colons européens
Quant à la colonisation française, elle avait commencé aussitôt après la prise d’Alger, alors que des dizaines de milliers de Français vinrent s'installer en Algérie. Le général Louis Juchault de Lamoricière (1806-1865) résumait ainsi en 1843 la position des militaires par rapport à la colonisation:
En vue d'atteindre cet objectif, il est nécessaire de faire appel aux colons européens, et ce, parce que nous ne pouvons en aucun cas faire totalement confiance aux indigènes. Ces derniers profiteront de la première occasion pour se soulever contre nous. La soumission des Arabes à notre autorité ne constitue qu'une phase transitoire nécessaire entre la guerre d'occupation et la véritable conquête. La seule chose qui nous permette d'espérer pouvoir un jour affermir nos pas en Algérie, c'est de peupler ce pays par des colons chrétiens s'adonnant à l'agriculture…Pour cela, nous nous devons de tout mettre en œuvre pour attirer le plus grand nombre de colons immédiatement en Algérie et les encourager à s'y établir en leur attribuant des terres dès leur arrivée.
Les colons firent main basse sur les terres arabes en achetant à vil prix de vastes domaines aux Turcs. Déjà, en 1841, dans ses Notes sur l’Algérie, le député Alexis de Tocqueville (1805-1859) dénonçait ainsi les spoliations dont étaient victimes les «indigènes»:
Un marin qui était là et qui possède des terres reprenait avec vivacité qu'on avait tort de traiter les colons de cette manière; que sans colonie il n’y avait rien de stable ni de profitable en Afrique; qu'il n’y avait pas de colonie sans terres et qu'en conséquence ce qu'il y avait de mieux à faire était de déposséder les tribus les plus proches pour mettre les Européens à leur place. Et moi, écoutant tristement toutes ces choses, je me demandais quel pouvait être l’avenir d’un pays livré à de pareils hommes et où aboutirait enfin cette cascade de violences et d’injustices, sinon à la révolte des indigènes et à la ruine des Européens.
Néanmoins, Alexis de Tocqueville ne s'empêchait pas d'ajouter: «Quoi qu'il en soit, on peut dire d'une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie.» Bref, malgré certaines réticences, de Tocqueville, comme la plupart de ses contemporains, se faisait l'avocat de mesures radicales dans la conquête de l'Algérie. Cette conquête apparaissait à l'époque comme une nécessité pour maintenir la France dans son rôle d'expansion coloniale (à l'exemple de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de l'Italie, etc.). En octobre1870, le décret Crémieux (du nom d'Adolphe Crémieux) accorda la nationalité française aux seuls Algériens de confession juive (35 000 personnes):
No 136. - DÉCRET qui déclare citoyens français les Israélites indigènes de l'Algérie.
Du 24 octobre 1870.
LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE DÉCRÈTE :
Les Israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu'à ce jour restant inviolables.
Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnances contraires, sont abolis.
Fait à Tours, le 24 0ctobre 1870.
Signé AD. CRÉMIEUX, L. GAMBETTA, AL. GLAIS-BIZOIN, L. FOURICHON
Cette mesure discriminatoire heurta les autres communautés, notamment les Berbères. Le décret 136 fut complété par le décret no 137 portant «sur la naturalisation des «indigènes musulmans et des étrangers résidant en Algérie». Ainsi, la qualité de citoyen français ne pouvait pas être automatique, car elle ne pouvait «être obtenue qu’à l’âge de vingt et un ans accomplis» et sur demande.
3.3 La «mission civilisatrice de la France»
L'idéologie de l'époque trouvait en partie sa justification dans la présumée «supériorité de la race française» sur la «race indigène». Jules Ferry (1832-1893), l'un des fondateurs de l'éducation moderne française à l'origine des grandes lois scolaires républicaines instituant la gratuité, l'obligation et la laïcité de l'école, avait déclaré à ce sujet, le 28 juillet 1885, lors d'un débat à la Chambre des députés:
Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder [...] : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. [...] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. [...]
Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l'histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation.[...] La politique coloniale est fille de la politique industrielle.
Ferry avait été promu ministre des Colonies (1883-1885), après avoir été ministre de l'Instruction publique (1879-1883). Très expansionniste, il était convaincu que la France avait une «mission civilisatrice outre-mer». Il croyait aussi que la France civilisatrice avait un rang à tenir : «La France ne peut être seulement un pays libre; [...] elle doit être aussi un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient [...] et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie.» Cet idéal justifiait la grande entreprise coloniale française promue par Jules Ferry. Le 30 juillet 1885, dans son discours à la Chambre des députés, Georges Clémenceau, farouche opposant à la colonisation, lui avait heureusement répondu par ces paroles:
Je passe maintenant à la critique de votre politique de conquêtes au point de vue humanitaire. [...] "Nous avons des droits sur les races inférieures." Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures! Races inférieures! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! [...]
Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. [...] La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie.
C'est sous l’autorité de Jules Ferry que le fameux Code de l’indigénat fut promulgué, le 12 juin 1881. Pendant que la France adoptait des lois anti-arabes, elle se préparait à donner le nom de Jules Ferry à des centaines d'écoles et de rues. L'école préconisée par Jules Ferry, c'était aussi celle du «racisme d'État» au nom d'un certain «credo républicain» qui obéissait aux intérêts de la bourgeoisie industrielle et financière française. Aujourd'hui, des mouvements sont à l'œuvre en France pour débaptiser le nom des écoles qui portent encore le nom de Jules Ferry.
3.4 Une colonie de peuplement
L'Algérie fut tout de suite perçue comme une «colonie de peuplement». La France fit appel à une importante population européenne, française d'abord, mais également espagnole, italienne, maltaise, etc. Le rapport de la commission d'étude algérienne de 1833 précisait ainsi les choix de peuplement:
Les colons doivent être recrutés non seulement parmi les Français, mais aussi parmi les étrangers, notamment les Allemands, aux qualités solides, les Maltais et les Mahonnais, moins recommandables, mais s'adaptant facilement au pays. Du reste il serait imprudent de se montrer exigeant sur la qualité là où on a besoin de la quantité.
Les statistiques publiées régulièrement montrent que la population non française constituait une proportion importante de la population européenne en Algérie (voir le tableau ci-dessous), ce qui ne manquera pas d'inquiéter les autorités de la colonie. L'objectif était d'empêcher les communautés étrangères de menacer la souveraineté française et en cas de crise politique de faire appel à leur pays.
Le poids des populations non françaises dans la population européenne qui était de 43,9 % en 1866, passait à 48,1 % en 1871 et à 45,6 % en 1891, puis à 37,6 % en 1901 et à 26,3 % en 1921 pour atteindre 22,1 % en 1926. Dans un document intitulé Dans l'organisation gouvernementale de l'Algérie (1901), le républicain socialiste André Mallarmé écrivait:
Nous savons pourquoi les Français de race et de naissance doivent, en Algérie, attacher tant de prix aux idées françaises et à leur maintien intégral dans un pays si diversement peuplé: les statistiques sont là pour nous prouver quelle est la gravité d'une pareille question. Mais, à l'inverse, on doit repousser, en Algérie plus qu'ailleurs, les doctrines étroites et fanatiques, émises de nos jours, grâce auxquelles, contre tout sentiment d'humanité et de civilisation, on priverait gratuitement le pays de forces vives et utiles. Il faut, au contraire, attirer en Algérie, avec prudence et ménagement, le courant de l'émigration étrangère, car, à tout prendre, il vaut encore mieux peupler un pays avec des étrangers que pas le peupler du tout. Nous travaillerons ensuite à nous les assimiler, à les pénétrer de notre génie national et à les incorporer dans la patrie française.
Le peuplement de l'Algérie, par des Européens non français, était nécessaire pour faire face au poids démographique de la population indigène dont l'existence en Algérie menaçait la pérennité de la présence française. Autrement dit, la population européenne de nationalité non française était perçue comme un mal nécessaire. C'est pourquoi son assimilation apparaissait comme une nécessité afin de contrer un danger potentiel susceptible de compliquer les relations diplomatiques françaises avec les autres pays européens (surtout l'Espagne et l'Italie).
3.5 Une politique de spoliation
En 1872, sur une population estimée à deux millions d’habitants, quelque 245 000 étaient d’origine européenne (12,2 % de la population) et possédaient au moins le quart de l’espace agricole algérien; en 1886, plus de sept millions d’hectares de terres étaient passés aux mains des colons. Ceux-ci n'étaient pas seulement d'origine française, d'autres provenaient, par exemple, de l'Italie, de l'île de Malte, de Suisse et de l'Espagne. Pendant que les Français, les Suisses et les espagnols s'établissaient à l'Ouest, les Italiens et les Maltais s'installaient à l'Est.
Par la suite, certaines tribus arabes et berbères perdirent jusqu’à 50 %, voire 80 %, de leurs terres. Capitalistes métropolitains, fonctionnaires et officiers firent le trafic des terres abandonnées par leurs propriétaires ou confisquées au nom de la conquête. La politique française à l'égard des Algériens ne pouvait que favoriser l'émergence du nationalisme musulman. Dès 1846, Alexis de Tocqueville avait probablement raison d'écrire: «Nous avons rendu la population musulmane plus barbare qu’elle ne n’était.» Le mot «barbare» était peut-être mal choisi, mais dans le contexte de l'époque, mais il signifiait que les Français avaient sans nul doute «empiré» les choses.
3.6 La question scolaire
En 1881, l'Algérie fut intégrée directement à la France et fut divisée en trois départements: Alger (54 861 km²), Oran (67 262 km²) et Constantine (87 578 km²), auxquels s'ajouteront plus tard les Territoires du Sud (1 981 750 km²). Tout le territoire fut rattaché au ministère français de l'Intérieur et dirigé par un gouvernement général. Au moment de la promulgation des lois scolaires de 1881 et 1882, Jules Ferry, qui désirait en réalité l'assimilation des musulmans par l'école, tenta en vain de généraliser leur scolarisation, mais les colons européens lui opposèrent un refus catégorique en criant : «Autant abandonner l'Algérie!» Les Français d'Algérie se développèrent indépendamment des Arabes. Ils se regroupèrent dans des villes comme Oran et Alger, et habitaient dans leurs quartiers petits-blancs. Dans chaque ville de l'Algérie coloniale, il y eut un quartier européen, distinct des quartiers «indigènes». La connaissance de l'arabe se perdit. Il ne se produisit jamais une symbiose avec les «indigènes». Dans les milieux ruraux, la France créa des dizaines de «villages de colonisation», un peu comme aujourd'hui les colonies de peuplement en Palestine par les Israéliens.
En général, les Arabes fréquentaient leurs écoles coraniques en arabe dans un système d'éducation parallèle. L'éducation autochtone était financée par les collectivités locales, non par le pouvoir central. Lorsque les Français proposèrent aux Algériens un enseignement financé par l'État, ces derniers trouvèrent l'offre suspecte, car ils associaient cette éducation à une «opération d'évangélisation». À partir de 1870, l'enseignement traditionnel arabe suscita l'hostilité des colons européens qui les appelèrent «écoles du fanatisme». Les Arabes perçurent ce comportement comme un refus de leur droit à l'éducation, une atteinte à leur intégrité culturelle et à leur religion. La réaction des Arabes fut de refuser d'envoyer leurs enfants dans les écoles françaises publiques. D'ailleurs, voici ce qu'en pense l'historien algérien Mohammed Harbi (dans La guerre commence en Algérie, 1984):
À l'encontre de ce qui s'est passé en Tunisie et en Égypte, les Algériens ne cherchent pas, pendant plus d'un demi-siècle, à s'approprier les secrets du vainqueur. Les rares éléments qui prennent le chemin des écoles françaises sont considérés par la grande masse comme des renégats, tombés dans le ''piège tendu à leur ethnie et à leur religion''.
La République finit par capituler et renonça à la scolarisation massive des musulmans, mais créa pour eux les «écoles gourbis» avec un programme spécial, un instituteur spécial et un diplôme également spécial. Par exemple, les maîtres affectés dans les bleds algériens devaient enseigner, mais il leur fallait aussi être cuisiniers, maçons, menuisiers, médecins (ou vétérinaires), jardiniers et conseillers agronomes pour les adultes, puis secrétaires et écrivains publics. La seule innovation: l'introduction de la langue française. Mais le français ne s'est pas répandu beaucoup chez les petits Arabes, car ce sont les Français de souche et les étrangers assimilés qui ont profité de l'enseignement public en français. Il faut dire aussi que les Européens ne se sont pas montrés très enthousiastes à dépenser des fonds publics pour «instruire les indigènes». Le nombre d'enfants arabes scolarisés en français fut si minime qu'un haut fonctionnaire pouvait déclarer en 1880: «Nous avons laissé tomber l'instruction des indigènes bien au-dessous de ce qu'elle était avant la conquête.» Voici un autre témoignage: «L'Arabe, en 1830, savait lire et écrire. Après un demi-siècle de colonisation, il croupit dans l'ignorance» (cité par M. Lacheraf dans L'Algérie, nation et société, 1978).
3.7 La langue française
Quant aux colons français d'Algérie, ils ont réussi à développer une sorte de «français régional», dont les caractéristiques étaient l'emploi du conditionnel derrière si, et par celui de nombreux mots empruntés à l'arabe, l'italien et l'espagnol. À cette époque, les Européens croyaient que leur civilisation était supérieure. Citons à ce sujet William Marçais, un dialectologue qui a occupé le poste d'administrateur colonial en Algérie dans les années 1900 et qui écrivait en 1931:
Quand l'une des langues est celle des dirigeants, qu'elle ouvre l'accès d'une grande civilisation moderne, qu'elle est claire, que l'expression écrite et l'expression parlée de la pensée s'y rapprochent au maximum; que l'autre est la langue des dirigés, qu'elle exprime dans ses meilleurs écrits un idéal médiéval, qu'elle est ambiguë, qu'elle revêt quand on l'écrit un autre aspect que quand on la parle, la partie est vraiment inégale: la première doit fatalement faire reculer la seconde.
Encore au début du XXe siècle, les Algériens résistaient au modèle colonial français. Pendant que quelques grandes familles envoyaient leurs enfants au Proche-Orient, la plupart des Algériens préféraient laisser leurs enfants grandir dans l'ignorance. Certes, il existait une petite élite bilingue, favorable aux idées occidentales, qui favorisait l'éducation en français. Ces deux attitudes entraîneront plus tard des conflits entre les «francisants modernistes» et les «arabisants islamisants traditionnalistes».
Lors de la Première Guerre mondiale, le recrutement indigène fournit 173 000 militaires (dont 67 500 «engagés»), alors que 25 000 soldats musulmans et 22 000 Français d'Algérie tombèrent sur les champs de bataille. Au même moment, quelque 119 000 «travailleurs» algériens vinrent travailler en métropole. Un décret de 1919 accorda la nationalité française à quelque 20 000 Algériens, mais à des conditions considérées comme particulièrement sévères comme la renonciation au statut personnel de musulman (c'est-à-dire, selon le point de vue, la «conversion» ou l'«apostasie»). Les musulmans demeurèrent, dans leur immense majorité, des «sujets français» jamais des «citoyens» à part entière, à moins d'abandonner leur religion et prendre celle des «infidèles». Mais la France fit pire en imposant à l'Algérie (ainsi qu'à toutes ses autres colonies) le Code de l’indigénat qui correspondrait aujourd'hui à une forme déguisée d’esclavage des populations autochtones, car elle les dépouillait de toute leur identité.
Évidemment, les colons et certains immigrés français purent dominer la société algérienne et imposer leur langue qui devint quasi exclusive dans l'Administration, l'enseignement et l'affichage. En 1930, le gouvernement colonial pouvait célébrer avec faste le «Centenaire de l'Algérie française». Une loi française de 1938 déclara même l'arabe comme «langue étrangère en Algérie». Pendant que les Français et autres Européens d'Algérie occupaient les villes et les meilleures terres, disposaient d'écoles, de routes et de services publics efficaces, l'Algérie musulmane habitait les bidonvilles et prenait les plus petits champs séchés, le tout sans soins, sans instruction et sans administration.
3.8 Le nationalisme algérien
Le nationalisme algérien se développa après la Première Guerre mondiale non seulement au sein de la bourgeoisie musulmane urbaine, mais également dans les usines de France où les travailleurs algériens, au contact de leurs collègues français, apprirent à défendre leurs droits au sein des syndicats et du Parti communiste français. Autrement dit, la langue française contribua paradoxalement au nationalisme algérien!
Au début, celle-ci demandait simplement l'égalité des droits avec les Européens. Les principaux dirigeants nationalistes, Ahmed Messali Hadj, fondateur, en 1926, de l'Étoile nord-africaine, Ferhat Abbas, accueillirent favorablement le projet Blum-Violette qui proposait, en 1936, d'élargir l'accès à la citoyenneté, sans contrepartie religieuse. Mais le projet de loi se heurta à l'hostilité des colons français et fut abandonné. En 1931, Abdelhamid Ben Badis fonda l'Association des oulémas réformistes (juristes qui interprètent généralement l'islam de façon légaliste) d'Algérie avec pour devise: «L'arabe est ma langue, l'Algérie est mon pays, l'islam est ma religion.» Précisons que les oulémas ne sont pas nécessairement des juristes, car il en existe diverses catégories: l'autorité religieuse peut être exercée par les shaykhs soufis, par les muftis, par les qadis (juges dans les tribunaux), par les enseignants (dans les madrasas), par les khatibs (lors des sermons du vendredi dans les mosquées), par les muhtasibs (sur les marchés pour la moralité publique), par les imams (qui dirigent la prière des croyants dans les mosquées). C'est dans un contexte de contestation que les nationalistes arabisants trouvèrent une argumentation de choix. Dans un ouvrage de Tewfiq al-Madani paru en 1932 et intitulé Le livre de l'Algérie, l’auteur écrivait encore en exergue: «L'islam est notre religion, l'Algérie notre patrie, la langue arabe est notre langue.» Les nationalistes ne devaient plus jamais l'oublier. Toutefois, toutes les factions du mouvement national algérien revendiquèrent l'arabe coranique, non l'arabe algérien. C'est aussi l'arabe coranique, cette illustre langue de culture, qui était perçue par les autorités coloniales comme un concurrent au français. Pourtant, en 1954, seulement 300 000 Algériens sur une population de dix millions sauront lire et écrire l'arabe classique. Les écoles coloniales françaises, pour leur part, compteront le même nombre d'élèves.
En 1936, Les oulémas et les communistes fondèrent le Congrès musulman algérien dans le cadre du Front populaire. L'année suivante, les nationalistes algériens proclamèrent le Parti du peuple algérien (PPA). Deux ans plus tard (en septembre 1939), les autorités coloniales arrêtèrent les principaux dirigeants nationalistes algériens. En 1940, le ministre français de l'Intérieur abolit le décret Crémieux de naturalisation des juifs d'Algérie. Le statut adopté en 1947 resta très inégalitaire: il prévoyait l'élection d'une Assemblée algérienne composée de 120 membres aux prérogatives restreintes. De plus, les neuf millions de musulmans de statuts coranique élisaient le même nombre de députés que le million de citoyens français. Dès 1948, les élections furent truquées afin de faire élire des représentants de l'administration dans le second collège (musulman).
3.9 La guerre d'Algérie (1954-1962)
Puis tout s'est mis à aller mal en Algérie. Alors qu'en 1958 la Tunisie et le Maroc étaient déjà indépendants, la situation en Algérie s'était gravement détériorée: le Front de libération nationale (FLN) avait lancé une insurrection en novembre 1954, entraînant une escalade militaire. En 1957, quelque 400 000 soldats français étaient présents en Algérie pour y maintenir l'ordre. Ce fut en grande partie le conflit algérien qui provoqua le retour du général de Gaulle «aux affaires» en 1958 : les Français d'Algérie, hostiles à l'investiture (le 13 mai 1958) de Pierre Pflimlin, jugé favorable à des négociations avec les partisans de l'indépendance, se soulevèrent et firent lancer par le général Salan un appel au général de Gaulle. Ils voyaient en ce dernier «le défenseur d'une Algérie française». Grâce à la pression des Français d'Alger et à l'épuisement des forces politiques, de Gaulle fut appelé à former le gouvernement par le président de la République, René Coty. Après le vote favorable de l'Assemblée nationale, de Gaulle devint président du Conseil, le dernier de la IVe République.
Les Algérois manifestent à Alger, le 23 mai 1958, en brandissant des portraits du général de Gaulle.
Charles de Gaulles déclarait dans son discours d'Alger, le 4 juin 1958: «Je vous ai compris. Et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants, il n'y a que des Français à part entière. Moi, de Gaulle, à cela, j'ouvre la porte de la réconciliation.» En 1959, de Gaulle confia à un journaliste: «L'Algérie de papa est morte et, si on ne le comprend pas, on mourra avec elle.» Le président de la République était convaincu que la souveraineté algérienne était la seule issue au conflit et il allait continuer d'en persuader les Français. Mais les Français d'Algérie se sont sentis floués. Certains officiers, en Algérie, en virent à refuser l'autorité du chef de l'État français, chef des armées. Derrière les généraux Salan, Jouhaud, Challe et Zeller, ils prirent le pouvoir à Alger le 22 avril 1961. Juste un peu auparavant, le général de Gaulle avait signé un décret rendant obligatoire l'enseignement de la langue arabe dans les écoles du premier cycle du primaire. Ce genre de politique arrivait beaucoup trop tard, alors que le régime de l'«Algérie française» était terminé. Les partisans de l'Algérie française se regroupèrent au sein de l'Organisation de l'Armée secrète (OAS) et se livrèrent au terrorisme tant en métropole qu'en Algérie.
Ils tentèrent même d'assassiner de Gaulle à de nombreuses reprises (notamment le 8 septembre 1961 à Pont-sur-Seine), puis répétèrent leurs tentatives après l'indépendance de l'Algérie (par exemple le 22 août 1962 au Petit-Clamart). La colonisation française, qui avait duré cent trente ans, avait suscité un trop profond ressentiment contre la France de la part des Algériens arabisants et avait bouleversé totalement le pays.
En 1955, dans un article intitulé «La bonne conscience», dans L'Express du 21 octobre, l'écrivain Albert Camus, qui est né en Algérie, donnait ainsi son point de vue sur les Français d'Algérie, dont la plupart n'étaient plus des «colons»:
Entre la métropole et les Français d'Algérie, le fossé n'a jamais été plus grand. Pour parler d'abord de la métropole, tout se passe comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas. A lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac. [...]
Quatre-vingt pour cent des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants. Le niveau de vie des salariés, bien que supérieur à celui des Arabes, est inférieur à celui de la métropole. Deux exemples le montreront. Le SMIG est fixé à un taux nettement plus bas que celui des zones les plus défavorisées de la métropole. De plus, en matière d'avantages sociaux, un père de famille de trois enfants perçoit à peu près 7200 francs contre 19000 en France. Voici les profiteurs de la colonisation. [...]
Les gouvernements successifs de la métropole, appuyés sur la confortable indifférence de la presse et de l'opinion publique, secondés par la complaisance des législateurs, sont les premiers et les vrais responsables du désastre actuel. Ils sont plus coupables en tout cas que ces centaines de milliers de travailleurs français qui se survivent en Algérie avec des salaires de misère, qui, trois fois en trente ans, ont pris les armes pour venir au secours de la métropole et qui se voient récompensés aujourd'hui par le mépris des secourus. Ils sont plus coupables que ces populations juives, coincées depuis des années entre l'antisémitisme français et la méfiance arabe, et réduites aujourd'hui, par l'indifférence de notre opinion, à demander refuge à un autre État que le français.
Reconnaissons donc une bonne fois que la faute est ici collective. [...] Une grande, une éclatante réparation doit être faite, selon moi, au peuple arabe. Mais par la France toute entière et non avec le sang des Français d'Algérie. Qu'on le dise hautement, et ceux-ci, je le sais, ne refuseront pas de collaborer, par-dessus leurs préjugés, à la construction d'une Algérie nouvelle.
Camus a eu le mérite de nuancer l'identité des «Français d'Algérie». Il est vrai que, en 1955, la plupart d'entre eux n'étaient pas des colons; ils étaient arrivés en Algérie en tant qu'immigrants en provenance de presque tous les pays de la Méditerranée, c'est-à-dire non seulement de la France, mais également de l'Italie, de l'Espagne, du Portugal, de l'île de Malte, etc. Ils furent souvent des réfugiés politiques de la révolution de 1848 et de la Commune de 1870, des Alsaciens réfractaires à l'impérialisme prussien de 1871 ou des Espagnols défaits dans la guerre civile de 1936-1939. Bref, pour la majorité, il s'agissait de fuir la misère. En somme, ceux qu'on nomme aujourd'hui les «Pieds-Noirs», ces Français d'Algérie de la première heure (et leur descendants), ont sûrement profité de la colonisation, mais après quelque cent trente ans la plupart des Européens vivant en Algérie n'en étaient pas directement responsables.
Lorsque l'opinion publique française sentit que la guerre d'Algérie portait des risques éminents pour l'unité nationale et la paix sur le territoire métropolitain, elle devint rapidement favorable à l'indépendance de l'Algérie. C'est le général de Gaulle qui fut l'homme capable de conduire l'Algérie à son indépendance. On peut se demander si le général était partisan de l'«Algérie française» ou de l'«Algérie algérienne». Or, les historiens hésitent. Pour certains, il aurait agi selon une politique déterminée ayant pour but l'indépendance; pour d'autres, il aurait exploré différentes solutions jusqu'à approuver la souveraineté algérienne. Chose certaine, de Gaulle ne croyait pas à l'intégration des Algériens dans la société française. Le 5 mars 1959, il l'a rappelé à son ministre Alain Peyrefitte de façon plutôt croustillante:
Les musulmans, vous êtes allés les voir? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français! Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri. Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante? Si nous faisons l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises,
Après 1960, de Gaulle admit l'existence d'une «Algérie algérienne» et ouvrit les négociations en ce sens. Il devenait impatient d'en finir avec la question algérienne et de passer à autre chose.
Mais la séparation d'avec la France en 1962 se fit brutalement au prix d'une guerre marquée par une affirmation de l'identité collective axée sur l'islam et l'arabe. Il s’est développé en même temps au sein des arabisants une réaction négative, sinon une intolérance manifeste à l'égard tant de l'héritage français que de l’héritage berbère. Contrairement à la Tunisie (et au Maroc), le français en Algérie ne fut pas seulement perçu par une certaine élite islamiste comme une langue «étrangère», mais comme le symbole même de la colonisation et de la soumission. L'anglais était préférable!
3.10 Le dénouement inévitable
L'indépendance, devenue inévitable, fut précédée par la signature, le 18 mars 1962, des accords d'Évian (qui mettaient fin à la guerre d'Algérie), suivie le lendemain par la proclamation du cessez-le-feu. De Gaulle espérait que les accords d'Évian allaient permettre à l'Algérie et à la France de «marcher fraternellement ensemble sur la route de la civilisation». Les accords furent approuvés par 90,7 % des métropolitains (suffrages exprimés lors du référendum du 8 avril 1962). Ce fut aussi la mise en place de l'Exécutif provisoire à Rocher-Noir (Boumèrdes), puis le 1er juillet de la même année le référendum sur l’autodétermination. L’ordonnance du général de Gaulle reconnaissant officiellement l’indépendance de l’Algérie coïncida, le 3 juillet, avec l’arrivée à Alger des membres du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) qui transféra ses pouvoirs au FLN. Le président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, avait lancé un appel au peuple algérien en mars 1962, dans lequel il avait fustigé l'impérialisme français et déclaré que la Révolution algérienne avait «détruit le mythe de l'invincibilité de l'impérialisme» (voir un extrait du texte).
La guerre d'Algérie marqua une rupture historique en France: ce fut d'abord la fin d'un rêve impérial né au XIXe siècle, la consécration d'une France au rang de puissance moyenne, mais aussi la modernisation économique et sociale, l'accélération de la croissance, l'intégration européen et la possibilité d'améliorer la politique arabe de la France et de prendre des distances avec les États-Unis.
4 L’indépendance et l'arabisation
L'Algérie accéda formellement à l'indépendance le 5 juillet 1962 dans un climat de guerre civile et de luttes féroces pour le pouvoir, d'autant plus que beaucoup de colons français et de militaires n'acceptaient pas de perdre leurs privilèges. Les langues en présence étaient alors l'arabe algérien et le berbère, les deux langues parlées par la population indigène, puis le français, l'espagnol dans certaines régions de l'Ouest et l'italien par endroits dans l'Est. L'arabe classique était la langue liturgique que personne ne parlait. L'Algérie nouvellement indépendante se caractérisait donc par une diversité linguistique héritée de son histoire. Dès son indépendance, l'Algérie allait être récupérée par une oligarchie qui jouera un rôle immense dans le devenir linguistique du pays. Le pouvoir allait être détenu par un groupe restreint détenant une autorité rigide et puissante. Il fallait construire un État unifié avec une religion unique, une langue unique et un parti politique unique.
4.1 Les accords d'Évian
Les accords d'Évian ne furent jamais respectés. Si le cessez-le-feu fut appliqué scrupuleusement par l'armée française qui est «rentrée dans ses casernes», le gouvernement algérien ne s'est pas considéré engagé par ce texte qui ne portait que le titre de Déclaration. Ce que le général de Gaulle ignorait, c'est que les représentants algériens n'avaient pas la moindre intention de les appliquer. La guerre a continué en Algérie, faisant de nouvelles victimes, tant européennes qu'algériennes. Au total, le bilan de la deuxième guerre d'Algérie fut lourd: 30 000 soldats français tués, 50 000 civils (arabes et français) et 300 000 morts du côté du FLN. Pour ce qui est des dispositions censées assurer la protection des Pieds-Noirs, elles n'eurent aucune valeur, car ces derniers furent littéralement abandonnés par l'État français, bien qu'un million de citoyens français purent se réfugier en France plutôt que de rester dans cette ex-colonie, craignant la «vengeance» des Algériens; en effet, parmi ceux qui restèrent, beaucoup furent massacrés. Enfin, la libre circulation des personnes entre la France et l'Algérie (prévue dans les accords d'Évian) ne fonctionna après l'indépendance que dans le sens sud-nord (Algérie-France). La guerre d'Algérie a fait un total de près d'un million de victimes!
4.2 Le président Ben Bella (1962-1965)
Incarcéré en France depuis 1956, Ahmed Ben Bella, l’un des chefs de l’insurrection algérienne, fut libéré après la signature des accords d'Évian, lesquels prévoyaient, pour la formation du premier gouvernement algérien, la tenue d'une assemblée constituante et d'un référendum. Mais la suite ne s'est pas passée telle que prévue. L'Armée de libération nationale confisqua le pouvoir dès 1962 et... le conserva.
En septembre 1962, Ben Bella fut élu président de la République algérienne démocratique et populaire. Il suspendit la Constitution du pays en octobre 1963 et l'islam fut décrété «religion d'État». C'est dans l'islam que le pouvoir algérien allait puiser sa légitimité. Dans les sociétés musulmanes, l'islam est légitimant; comme l'arabe classique est le véhicule du Coran, il devint nécessairement, lui aussi, légitimant. Bref, pour être reconnu comme légitime, le pouvoir politique algérien se devait de reconnaître à l’islam et à la langue arabe une place de choix. La Constitution de 1962 déclarait dans son article 3: «L'arabe est la langue nationale et officielle.» Même si le texte constitutionnel omet délibérément de spécifier le type d'arabe, il s'agit de l'arabe classique issu du Coran. Le nouveau régime refusa tout statut à l'arabe algérien et au berbère sous prétexte que les Français s'y seraient intéressés durant la colonisation. Par ailleurs, les autorités algériennes décidèrent que l'arabe algérien et le berbère étaient des langues «impures» parce qu'elles contenaient des mots étrangers.
Dès le début, Ben Bella avait annoncé ses couleurs en déclarant par trois fois à l'aéroport de Tunis, le 14 avril 1962: «Nous sommes arabes. Nous sommes arabes. Nous sommes arabes!» Il avait aussi affirmé: «L'Algérie est un pays arabe et musulman. On ne le dissociera pas du reste du monde arabe.» Donc, désormais, l'Algérie allait être arabe, musulmane et sa langue officielle, l'arabe classique, au détriment de ses caractères berbérophone et francophone. C'était l'essentiel du marché conclu avec le colonel Houari Boumédiène afin qu'il le soutienne avec son armée et impose le régime à la population. Beaucoup d'Algériens d'aujourd'hui mettraient la pédale douce sur l'expression «pays arabe»; ils préféreraient «pays arabo-berbère».
Après l'indépendance, les Berbères avaient espéré que leur spécificité linguistique et culturelle serait reconnue et perçue comme un enrichissement pour le pays. Mais le nouveau régime avait vu plutôt dans la spécificité berbère un facteur de déstabilisation de l'unité nationale qui devait s'articuler autour de la langue arabe et de l'idéologie arabo-islamique.
- La répression anti-berbère
Le nouveau régime algérien commença aussitôt la répression contre la langue berbère. Les prénoms berbères furent interdits parce qu'ils avaient une «consonance étrangère» et les mairies durent s'en tenir à une liste autorisée pour les nouveau-nés. Ben Bella fit fondre l'unique alphabet berbère entreposé à l'Imprimerie nationale. Plus tard, le président Boumédiène confisquera (en 1976) le Fichier berbère qui contenait un ensemble de publications sur des recherches écrites en alphabet latin. Au début des années quatre-vingt, des Algériens furent emprisonnés pour avoir organisé des cours d'enseignement du berbère à l'Université d'Alger ou parce qu'on aurait trouvé en leur possession un alphabet berbère. C'était là évidemment une véritable politique fasciste. Puis la répression prit une forme plus subtile au moyen d'étudiants intégristes et panarabistes manipulés par les autorités: ces étudiants devaient provoquer systématiquement les Berbères afin de faire intervenir les forces de l'ordre. C'est à cette époque que la fameuse SM, la Sécurité militaire, devint toute-puissante.
- L'arabisation
Bien que Ben Bella ne fût guère un partisan de l'arabisation à outrance, même s'il s'entourait de conseillers arabisants, il imposa lors de la rentrée scolaire de 1963 l’enseignement de l’arabe classique dans toutes les écoles primaires, en raison de 10 heures d’arabe (sur 30 heures par semaine), puis en 1964 ce fut l’arabisation totale de la première année du primaire. Comme il manquait d'instituteurs d'arabe classique, les autorités firent venir en catastrophe plus de 1000 instituteurs égyptiens. En réalité, ces instituteurs étaient des «maîtres de religion», non des «professeurs de langue». Quant à l'Égypte, elle était trop heureuse de se débarrasser des ces religieux encombrants du fait de leur appartenance au mouvement des Frères musulmans. Mais l'arabisation improvisée du président Ben Bella ajouta à la catastrophe. L'arabe égyptien des «maîtres de religion» s'avéra problématique, car leur langue rendait la communication difficile avec les élèves algériens, surtout chez les Berbères. Les Frères musulmans semèrent les germes du fondamentalisme musulman chez des milliers de petits Algériens. Puis l'Institut islamique fut créé à l’Université d’Alger, alors que l’ancienne licence d’arabe était transformée en licence unilingue sur le modèle oriental.
Ben Bella devint de plus en plus préoccupé par son autorité au plan international et développa un pouvoir plus autocratique. Le 19 juin 1965, il fut destitué par le Conseil de la révolution que présidait Houari Boumédiène, qui lui reprochait ses méthodes de gouvernement autoritaires. Il fut emprisonné jusqu'en juillet 1979, puis assigné à résidence jusqu'à sa libération en octobre 1980. Ben Bella s'exila ensuite en France, puis en Suisse, où il devait fonder, en 1984, le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA).
4.3 Le président Boumédiène et l'arabisation autoritaire
Fervent partisan d'un socialisme autoritaire, le colonel Houari Boumédiène (1965-1978), à la faveur d’un coup d’État le 19 juin 1965, mit en place un pouvoir autocratique avec l’aide de l'armée et de la redoutée Sécurité militaire. Sur le plan intérieur, l'ère Boumédiène fut celle des nationalisations des secteurs importants de l'économie. C’est sous son régime que commencèrent les premières campagnes d’arabisation dans l'«Algérie nouvelle».
Rappelons que Boumédiène, pourtant d'origine berbère, avait reçu son instruction presque exclusivement en arabe classique dans les écoles coraniques de la région de Guelma, la médersa El Kettani (Constantine), et dans les universités théologiques de la Zitouna (Tunisie) et d'al-Azhar (Égypte), un haut lieu du fondamentalisme musulman. De ce fait, il n'a jamais pu se libérer de l'emprise de la religion et de l'arabe coranique.
- Une politique d'arabisation anti-française
Ressentant une profonde animosité à l'égard de la langue française, le colonel-président, qui se disait un «authentique Algérien», octroya des portefeuilles ministériels aux conservateurs religieux et mit au point une politique linguistique d'arabisation destinée à éradiquer le français et promouvoir la langue coranique, c’est-à-dire l'arabe classique que pourtant aucun Algérien (ni personne dans le monde arabe) n'utilisait comme langue maternelle.
En juillet 1965, Boumédiène choisit Ahmed Taleb Ibrahimi (1965-1970) comme ministre de l'Éducation, un fervent partisan de l'arabo-islamisme. Comme le régime était impopulaire, l'arabisation parut utile pour légitimer le pouvoir en place. Taleb Ibrahimi entendait bien se servir de l'école pour anéantir «ce mélange d'éléments de cultures disparates, et souvent contradictoires, héritées des époques de décadence et de la période coloniale, de lui substituer une culture nationale unifiée, liée intimement à notre passé et à notre civilisation arabo-islamique» (De la décolonisation à la révolution culturelle [1962-1972]). L'arabisation devint l'«option fondamentale de l'Éducation nationale». Le président Boumédiène avait été très clair à ce sujet :
L'enseignement, même s'il est d'un haut niveau, ne peut être réel que lorsqu'il est nationale, la formation fût-elle supérieure, demeure incomplète, si elle n'est pas acquise dans la langue du pays. Il peut même constituer un danger pour l'équilibre de la nation et l'épanouissement de sa personnalité. Il peut également engendrer des déviations qui risquent d'entraver une saine et valable orientation.
- Le refus de l'arabe algérien
Toutefois, «la langue du pays» dont parlait Boumédiène n'était pas l'arabe algérien, mais l'arabe coranique que personne ne parlait! Le président algérien avait adopté à l'égard de l'arabe algérien une aversion viscérale qu'il avait puisée dans l'enseignement des oulémas. Ainsi, Abdelhamid Ben Badis, le fondateur de l'Association des oulémas musulmans algériens et une figure fort connue dans la pays, avait lui-même une conception très élitiste de la langue arabe. Il avait affirmé:
Le langage utilisé par les ''langues au marché'', sur les chemins et tous autres lieux populaires fréquentés par la masse ne peut pas être confondu avec le langage des plumes et du papier, des cahiers et des études, bref d'une élite.
Ces propos sont influencés par le nationalisme linguistique des Proche-Orientaux. Les oulémas de cette partie du monde n'affichaient que du mépris à l'égard du parler des masses arabes. Ils avaient élaboré tout un vocabulaire pour désigner le peuple: Salafat al'amma («la masse abjecte»), Al-ra'iyya («les sujets»), Al-sùqa («les gens du marché»), Al-ça'âlik («les hommes de la rue»), etc. Pour les oulémas, El'amiya («le dialecte») désigne la langue de l'El'amma («le menu peuple») par opposition à la langue riche, savante et aristocratique de l'arabe classique. Ce vocabulaire permet ainsi aux élites de se distinguer du menu peuple et de montrer leur supériorité.
- La purification linguistique
Plus précisément, Boumédiène et son ministre Taleb Ibrahimi préconisèrent un système d'avant la colonisation de 1830, où la religion occupait toute la place, alors que l'enseignement était dispensé et dirigé par les mosquées. Boumédiène avait même déclaré en novembre 1968:
L'arabisation ne peut être réalisé avec le seul concours de l'État. D'autres efforts doivent émaner également de l'élite arabisée [...]. Les mosquées sont à la disposition de ces élites pour alphabétiser et inculquer l'arabe aux adultes.
Le ministre Taleb Ibrahimi déclarait de son côté: «L'école algérienne doit viser en premier lieu à former en arabe, à apprendre à penser en arabe.» C'est comme si le régime voulait arabiser une population qui n'était pas arabophone! De fait, les Algériens ignoraient cet arabe coranique proclamée «langue nationale». On peut se demander pourquoi tant de dirigeants arabes, non seulement en Algérie mais ailleurs, méprisent à ce point leur arabe local, généralement leur propre langue maternelle, pour privilégier un arabe que personne ne parle. La même année, une ordonnance rendit obligatoire la connaissance de l'arabe pour les fonctionnaires, mais un délai fut concédé jusqu'en 1971.
Les écoles furent dotées de manuels et de programmes pour l'enseignement de la langue arabe officielle. La langue écrite fut volontairement écartée au profit de l'«arabe oral» (coranique) qui permet de comprendre «les dialogue simples». En fait, il s'agissait d'un «parler simplifié» adapté de la méthode française Frère-Jacques, appelée Malik et Zina. L'enfant devait apprendre un inventaire de phrases et de mots corrects correspondant à des règles grammaticales très rigoureuses. Les écoles ne disposaient généralement pas de bibliothèque et, de toute façon, il était interdit de toucher aux livres, sauf au Coran. L'objectif était de présenter l'arabe coranique comme langue unique, seul idiome digne et capable de véhiculer une réelle culture.
L'arabe algérien était appelé «arabe dialectal» ou simplement «dialecte» avec un connotation très péjorative. Les enseignants avaient comme obligation de révéler que cet «arabe dialectal» était «un charabia qui n'a rien d'une langue». Le maître devait corriger constamment les fautes de l'enfant, dont la langue était qualifiée de «populaire», afin d'insister sur son caractère «non organisé». Comme au temps de la colonisation française, l'école continuait d'opposer «langue» à «dialecte» et à culpabiliser les enfants en leur inculquant les concepts de «langues impures» et de «langues dégradantes»! Ces qualificatifs valaient non seulement pour l'arabe algérien, mais également pour le berbère. Dans le cas du berbère, les autorités espéraient régler le problème le jour où les enfants ne comprendraient plus leurs parents.
Pendant ce temps, les Algériens purent bénéficier de nombreuses campagnes de purification linguistique à la radio. L'État embaucha des animateurs dénonçant ceux qui employaient des mots étrangers, c'est-à-dire français. Les partisans de l'arabisation s'attaquaient à l'influence française, symbole du colonialisme. À la télévision, les chiffres hindous étaient parfois utilisés à la place des chiffres arabes jugés suspects parce que les Occidentaux (notamment les Français) les employaient!
- L'arabisation du système d'éducation
En 1967, ce fut l'arabisation de la deuxième année du primaire, suivie de l'implantation d’une section arabe à la Faculté de droit en 1968 et d’une licence d’histoire en arabe. Or, une enquête menée à cette époque par l’Université de Berkeley révélait que 80 % des jeunes interrogés étaient contre l’arabisation dans l’enseignement universitaire. Pour leur part, les enseignants algériens demandaient que l'arabe algérien devienne la langue d'enseignement dans les écoles plutôt que l'arabe classique. On parla de «trahison des clercs». Le ministre de l'Éducation créa, en décembre 1969, la Commission nationale de réforme, chargée de préparer une vaste réforme du système de l'éducation. Entre-temps, le gouvernement, par une ordonnance (26 avril 1968), obligea les fonctionnaires à connaître l'arabe classique. Comme par hasard, Boumédiène venait d'être victime d'une tentative d'assassinat. Désormais, tout recrutement de fonctionnaires devra correspondre à cette exigence, alors que ceux qui sont déjà recrutés devront acquérir cette connaissance.
À partir de 1970, à la faveur d'un changement ministériel, Abdelhamid Mehri (1970-1977), le secrétaire général de l’Enseignement primaire et secondaire, devint l'agent officiel de l'arabisation. C'est lui qui imposa, contre les résistances des Algériens, l'arabisation complète de l'enseignement primaire et secondaire. On commença par l'arabisation totale des 3e et 4e années du primaire, puis l'arabisation d’un tiers de l’enseignement moyen et d’un tiers du secondaire. Tous les manuels arabes traitaient de façon idyllique le monde arabo-islamique et de son passé prestigieux, alors que la plupart des manuels français utilisés en Algérie ignoraient systématiquement le monde arabe pour privilégier l'Europe, l'Afrique et l'Asie. Bien sûr, les manuels arabes prônaient la méfiance et l'intolérance à l'égard des «infidèles» qui n'adhéraient pas à l'islam. On enseignait aussi que la guerre d'indépendance avait été l'œuvre des oulémas dirigés par Bachir Taleb-Ibrahimi, le père adoptif du célèbre ministre de l'Éducation (Ahmed Taleb-Ibrahimi) sous Houari Boumédiène! C'est à lui q
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